A lire : Armes à feu sur les tournages en France : «Une attention de tous les instants est requise»

Le drame qui a endeuillé le plateau de «Rust», avec Alec Baldwin, ravive le débat sur l’usage d’armes réelles sur les tournages. Quel est le processus dans les productions françaises ?
L’enquête de police se poursuit pour déterminer les circonstances exactes du drame qui a endeuillé le tournage du western Rust dans un ranch de Santa Fe, l’acteur principal Alec Baldwin ayant tiré et tué la directrice de la photo, Halyna Hutchins non pas pendant une prise (il n’y aurait donc pas d’enregistrement de la scène) mais en répétition. Le réalisateur Joel Souza a lui été blessé. Ce grave dysfonctionnement de plateau a d’ores et déjà fait s’élever diverses voix outre-Atlantique pour cesser tout usage d’armes réelles sur les tournages au profit d’armes exclusivement factices. Ainsi, la production de la série policière à succès The Rookie annonçait illico proscrire toute arme réelle sur son tournage. L’usage des armes est évidemment fréquent dans les productions françaises et on peut être amené à la lumière crue de ce basculement du tir fictif à la mort véritable à s’interroger sur les modalités qui encadrent leurs présences et usages sur les plateaux des films et séries en France. Qui s’en occupe et comment ça se passe ?
De même que la préparation d’un repas pour une scène de dîner ou l’installation d’un radio-réveil sur une table de chevet dans un décor de chambre, les armes à feu relèvent de la compétence de l’accessoiriste qui fait le lien entre l’équipe déco et le staff de réalisation, tout particulièrement le ou la metteur(e) en scène. Si une séquence requiert une ou plusieurs armes, l’accessoiriste contacte l’un des deux prestataires principaux de location identifiés depuis de longues années en France, deux entreprises familiales de père en fils, Cauvy (Les misérables, le Daim, Still water…) et Maratier (le Bureau des légendes, J’accuse…). Ceux-ci détiennent des stocks constamment renouvelés de révolvers, mitraillettes, fusils à pompes, armes de chasse, bazooka, de toutes époques et de toutes nationalités, achetés auprès de fabricants, d’importateurs ou de collectionneurs. Cauvy par exemple détient aujourd’hui quelque 2 000 armes à disposition des productions de cinéma, Maratier plus encore.
Tout ce matériel, son stockage, sa circulation et son utilisation sont réglementés en France par le Code de la sécurité intérieure. Le matériel ne peut en aucun cas arriver sur un plateau sans un passage réglementaire en atelier qui les modifie pour transformer l’arme mortelle en un accessoire utilisable par des acteurs. Contacté par Libération, Frédéric Cauvy explique : «On fait un pas de vis à l’intérieur du canon afin de souder un bouchon de tir à blanc qui rend l’arme définitivement impropre à l’éjection d’un projectile.» De même les cartouches sont elles aussi refabriquées, sans projectile ( « sans ogive ») mais juste un dosage de charge de poudre afin de produire une flamme et un bruit d’explosion. Les armes ne tuent pas mais ne sont pas pour autant inoffensives. «Ce sont des cartouches à blancs mais il faut respecter des distances car il y a une forte détonation, la libération d’un gaz et d’une flamme, explique Frédéric Cauvy. Comme le canon est bouché de telle sorte à juste laisser passer le gaz et la flamme, il est hors de question de glisser une balle réelle dans le chargeur car le tireur en serait alors la première victime par un effet boomerang du projectile empêché par la vis et la soudure. C’est une inquiétude sur les gros tournages de films historiques quand on donne des fusils anciens à des figurants qui pourraient être tentés, par goût pour ce type de matériel, de l’expérimenter en dehors des prises. Pour une scène de suicide avec le canon collé sur la tempe, le tir à blanc, ça reste dangereux si l’arme n’est pas préparée pour précisément une utilisation de proximité. Pour les tirs dans la tête, ou dans la bouche, on utilise des cartouches spéciales qui font une forte détonation mais sans flamme.
Ayant travaillé comme accessoiristes sur des grosses productions comme la série Taxi ou plus récemment des films tels que Titane ou le prochain Jean-Jacques Annaud sur l’incendie de Notre-Dame, Ludovic Guille a eu à s’occuper de valises pleines «de mitraillettes, de colts, de fusils à pompe» aussi bien des vraies mais aussi des factices en résine ou en mousse de latex qui servent pour tous les plans où il n’y a pas de tirs. «Chaque pièce est numérotée, tracée et sous clefs et ne peut sortir que dans le temps nécessaire aux prises. La présence d’un armurier sur le plateau permet de gérer la prise en main par les acteurs des armes, de mettre en place tous les éléments de sécurité, de procéder à des tirs test etc.» La pression sur les équipes de tournages, les va-et-vient incessants sur un plateau, la fatigue et le stress peuvent néanmoins être un sujet. Comme le dit Frédéric Cauvy, l’armurier et l’accessoiriste doivent s’entendre pour limiter les demandes trop risquées d’un réalisateur ou l’enthousiasme sans garde-fou de comédiens bien décidés à prouver que rien ne saurait limiter l’intensité de leur jeu, dès lors qu’ils sont une grosse pétoire à la main. Accessoiriste belge ayant bossé sur la série Hippocrate ou récemment les films Vortex de Gaspar Noé ou Mon Légionnaire de Rachel Lang, Maurice Grégoire n’entend pas minorer la subsistance d’une certaine peur ou crainte de l’accident en dépit de l’absence de munitions réelles et confirme qu’on n’aborde pas la présence des armes sur le tournage à la légère : «C’est pas des jouets, le risque demeure, pas d’immunité totale avec ces outils, une attention de tous les instants est requise, notamment sur les distances de sécurité et la discipline des comédiens car gare à l’égo.»
De vraies armes aux yeux de la loi
Lors de la mise à feu, la poudre occupe 800 fois son volume de départ à l’état solide explique l’armurier Christophe Maratier qui liste différents dangers tels qu’une main placée au bout du canon et qui peut être trouée, l’éjection des douilles qui peut blesser si les acteurs ne sont pas correctement placés de part et d’autre dans des marques délimitant un périmètre de sécurité, la chaleur de l’arme elle-même après le tir qui peut brûler si on n’y prend garde etc. Travaillant avec ses équipes sur des grosses productions américaines quand elles tournent en France, en Europe ou au Maroc, telles que Mission impossible ou actuellement John Wick avec Keanu Reeves, Christopher Maratier énonce un protocole linéaire qui oblige à apporter les armes à vue, chargeurs ou barillet vides, à clamer à voix haute à l’équipe le moment du chargement à blanc puis la reprise de l’arme après le plan et sa neutralisation. «Si on est en extérieur, et tout particulièrement si on est dans des quartiers qu’on juge plus sensibles et qu’on a un nombre conséquent d’armes, elles ne trainent pas dans un camion porte ouverte, explique-t-il, les armuriers sont sous escortes d’hommes de sécurités qui sont gardiennés comme les lingots de la Banque de France.» Les nombreux tournages au Maroc se déroulent sous la surveillance directe de l’armée qui tient le registre des armes au fur et à mesure de leur utilisation.
Les armuriers de cinéma, en France comme aux Etats Unis, ne sont pas issus d’une formation dédiée. Ils apprennent sur le tas. Christophe Maratier avait plaidé à une époque pour une filière de formation spécifique mais qui n’a pas abouti. Ses équipes doivent désormais passer le certificat de qualification professionnelle (un stage de 4 ou 5 semaines) reconnu par le ministère de l’Intérieur. Bien que le métier consiste pour l’essentiel à un travail de simulation, du fait que légalement les armes, même modifiées, demeurent aux yeux de la législation, comme des vraies – «l’arme de spectacle reste classée dans sa catégorie originelle, avant sa transformation», spécifie le code de sécurité intérieure –, il y a un point de jonction particulier entre gestion des effets spéciaux et équipement létal.
Après plus de trente-cinq ans en tant qu’armurier et spécialiste des effets spéciaux, le belge Olivier de Laveleye (C’est arrivé près de chez vous, Mr Nobody, la Famille Bélier…) a pris sa retraite. Selon lui, ces accidents rares, comme celui, traumatique, de la mort de Brandon Lee après un accident de tir à blanc sur le tournage de The Crow en 1993, déterminent l’accentuation des mesures de sécurité. Il estime que l’on va de plus en plus s’orienter vers des armes factices avec des éjections de douilles et des flammes rajoutées en post-production, les résultats étant selon lui «parfaitement bluffants». «C’est d’autant plus vrai par ailleurs qu’il devient difficile de se faire livrer des stocks de balles à blanc, et vous pouvez en cramer des milliers, les fabricants sont trop occupés à livrer les balles réelles sur tous les théâtres de conflits dans le monde…»
Dans le journal Libération du 2 Novembre 2021 par Didier Péron
Crédit photo : Roberto Rosales, Albuquerque Journal