A lire : Fashion Week masculine hiver 2024-2025 à Paris, le résumé de la semaine par le journal Libération
La semaine parisienne des défilés dédiés à la mode masculine de l’automne hiver 2024-2025, qui s’est close dimanche, a confirmé un foisonnement, du spectaculaire au réalisme animé par de subtils décalages. Avec priorité à l’élégance décontractée.
Par Sabrina Champenois, et Marie Ottavi pour le journal Libération du 23 janvier 2024
On le dit depuis quelque temps déjà : longtemps rigide, scindée en registres (formel, business, décontracté, sportif, street) la mode masculine s’est ouverte, diversifiée, hybridée, au point qu’on lui trouve ces temps-ci plus d’intérêt qu’à la production féminine. De fait, selon Euromonitor, le marché mondial du vêtement masculin enregistre une croissance annuellesupérieure à celui du vêtement féminin, avec une projection à 470,8 milliards de dollars (432 milliards d’euros) d’ici 2026 (1). De quoi aiguiser la créativité mais aussi l’appétit des marques et accroître les propositions. Il est notamment question de haute couture masculine,au sens d’offres d’hyper luxe. L’émergence d’un nombre croissant d’influenceurs dans ce secteur, de même que la montée en puissance d’icônes stylistiques type Timothée Chalamet ou stars de la K-pop, pavent la voie.
(1) Chiffre communiqué à l’Obs.
Bagues, sautoirs. Ce qu’on a vu lors de cette semaine de défilés parisiens dédiés à l’automne hiver 2024-2025, qui a rassemblé 74 marques dont 41 sur les podiums et qui a confirmé la salve milanaise : un élan vers l’élégance décontractée - plutôt que la décontraction de l’élégance, et la nuance est importante. L’approche du vêtement de sport en est le meilleur exemple : synonyme de coolitude, il gagne dans cette salve en sophistication, de même que le vêtement de travail. Et le costume confirme son retour en grâce, en version charmante voire glamour - on ne subit pas un retour du look banquier ou trader, c’est bien plus subtil et réjouissant que ça. Le recours au bijou (bagues, sautoirs, broches) va désormais de soi, en revanche la fluidité de genres, qui a connu un pic les saisons précédentes, n’est pas poussée plus loin, les emprunts aux codes féminins sont moins fréquents ou spectaculaires que les saisons précédentes.
Quatre défilés l’ont joué grandiose : Louis Vuitton, Dior, Rick Owens et Balmain. Chez Vuitton, la superstar Pharrell Williams a convoqué, en grandes pompes (santiags, chapeaux, bolo ties, chemises western, chaps…) l’Amérique des origines : le far west et ses cow-boys pionniers. Chez Dior, l’ode à Rudolf Noureev a donné lieu à un déploiement de silhouettes précieuses, sur fond de Prokofiev et avec scène circulaire à effet wow. La danse est logiquement présente, des chaussons de danse (portés avec des chaussettes) aux turbans en passant par les combishorts qui appellent le studio de répétition plutôt que la balade en plein hiver, jusqu’à la partie finale dédiée au soir et proche du costume de scène avec ses transparences, brillances, iridescences. Mention à deux somptueux kimonos. Pour le jour, Kim Jones cajole ses garçons de tailleurs signature impeccables, gris perle ou taupe, garantie d’un sans faute.
Motif bouche. Rick Owens, lui, fait sensation avec des bottes gonflées aux sens propre comme figuré. Leur ampleur fait écho au jeu des volumes dont le designer américain est expert, du micro au macro qu’il télescope avec une dextérité folle. Cette fois, on a entre autres vu une doudoune à immense col façon chauve-souris ou alors façon énorme carapace de tortue, des combinaisons spatiales en cachemire, alpaga, ou mérinos recyclé… Olivier Rousteing envoie aussi du bois, pour le retour en défilé des collections homme de Balmain après une parenthèse de quatre ans. Il a un double message, affirmer la fierté noire et la liberté de l’homme : «Il faut qu’il puisse, sans risquer d’être jugé, exprimer son côté féminin, en s’appropriant des codes du vestiaire de la femme, comme l’inverse va de soi depuis longtemps.» Son homme est flamboyant, porte talons, tops ultramoulants, costume noir à imprimé baiser rouge - le motif bouche revient sur plusieurs looks, on pense à Man Ray -, casque à la Daft Punk, salve de pois, carambolage du Pantone (jaune canari, vert menthe, rouge coquelicot, bleu roi…). Amie
de Rousteing et pionnière des tops noirs, Naomi Campbell clôt l’affaire en long et sobre manteau camel réchauffé par une énorme ceinture-bijou dorée, en forme de bouquets de fleurs.
Hormis ces feux d’artifices pas forcément compatibles avec la vraie vie, c’est plutôt un réalisme soigné qui a prévalu, avec invitation à porter de l’attention aux détails, et à oser sans pour autant faire violence. De l’Hexagone (la sobriété sensible de Lemaire) au Japon (la déconstruction hybride de Sacai, les couleurs joyeuses de Ronan Bouroullec invité chez Issey Miyake) en passant par l’Angleterre (le preppy anobli par Wales Bonner), les marques privilégient le subtil décalage, les coupes originales, d’une évidente technicité mais sans virer excentriques ou impraticables.
Loewe Fer de (noncha)lance
Jonathan Anderson est un alchimiste mais pas stratosphérisé dans sa bulle : le designer irlandais a le sens de l’époque, et ses expérimentations font souvent école. Pour cette salve pleine d’une chouette nonchalance, on parie un bel avenir aux pantalons extralarges, qui répondent à ceux extralongs et à taille ultrahaute de la saison précédente. Faits par lui, ils ne font pas clown. On applaudit aussi les immenses cols lavallière. Spécialité maison, le cuir est décliné hors codes classiques, en court manteau (porté avec chaussettes et sneakers), pantalon dont un façon jean à surpiqûres, ample combinaison. Rentrer le pantalon de costume (à carreaux) dans les chaussettes est surprenant mais ça marche. L’association d’une chemise de ville à un bas de survêtement aussi - la collection est, entre autres, une ode à la culture skate. L’esquisse d’une ceinture est ludique. Les couleurs peuvent claquer (vert pomme), des imprimés pétaradants font écho à l’œuvre de l’artiste texan et queer Richard Hawkins.
Anderson est effervescent.
Hermès Atout allure
Depuis plus de trente-cinq ans, Véronique Nichanian facilite la vie de la gent masculine, ne la contraint pas au slalom stylistique tout en lui proposant d’autres possibles. Sa nouvelle collection, qui poursuit l’hybridation avec le sportswear et d’outdoor, appelle des gars qui avancent la tête haute : le cou est flatté par des cols montants ou portés relevés ou roulés jusque sous le menton, des tours de cou esquissent des drapés élégants. La verticalité est accentuée par des pantalons étroits - silhouette affûtée exigée ! Les blousons, parkas, cabans, manteaux, y compris ce trench en cuir hiératique mais hypersouple, et les matières bien chaudes (cachemire, alpaga, drap de laine, flanelle) invitent à l’allant même par blizzard, avec superposition fréquente. Les bottines à épaisse semelle crantée sont tous terrains, certaines ont un côté rando. La palette est bien de saison - variation de gris, de bruns, de verts hiver - avec des bouffées acidulées, d’anis, de rouille. Le noir règne le soir, pour un néodandy carrément sexy en pull sans manches-pantalon étroit-ceinture cloutée.
BOTTER Patchwork de charme
Les Néerlandais Rushemy Botter et Lisi Herrebrugh poursuivent leur éloge et défense de la culture caribéenne - lui est né à Curaçao, Etat autonome du royaume des Pays-Bas, elle a une mère dominicaine. Cette fois, le couple revendique «un habillement réaliste, l’heure n’est pas à la fantaisie, ce dont nous avons besoin en ce moment, c’est d’être ancrés dans le monde et la réalité». Un hoodie détourne le logo de Shell en «Hell» («enfer»), raccord avec des convictions écologiques qui les font privilégier le recyclage (de filets de pêche, par exemple) et les matières responsables. Plusieurs silhouettes résultent d’un patchwork, ou ont un aspect usé. La grande force de Botter est sa modernité poétisante. Un manteau fait de multiples bandes à pois et à carreaux est incroyablement aérien, un grand polo semble in progress avec ces fils qui s’échappent, les costumes à carreaux ou à fleurs sont charmants autant que cool, avec leur ampleur streetwear. Le duo peut aussi faire claquer une silhouette veste-pantalon monochrome (taupe) affûtée comme la dague.
Sabrina Champenois
Dries van noten T’as de beaux jeux, tu sais
L’Anversois parle aux jeunes qui assument leur versatilité. La collection reste tenue par l’élégance. Dries Van Noten explique qu’il s’est concentré sur «un tailoring très construit, combiné à des pantalons décontractés et faciles à porter, des vêtements de sport déconstruits, eux. Et il y a tout ce jeu où les vêtements deviennent quelque chose d’autre une fois portés. Les pulls avec des fermetures éclair sur le côté pour que vous puissiez les mettre comme une écharpe, les chemises enveloppées comme des vestes». La délicatesse réside également dans des boots en cuir à fine semelle, effet amplifié par la largeur des pantalons. Le tailoring est pensé dans l’esprit du cool, usant de cotons légers ou, plus étonnant, développé sous la forme d’un costume en denim clair, avec veste croisée et pantalon baggy. La collection joue toujours et encore l’association des couleurs, prise de risques heureuse. Donnons un exemple : pantalon rose poudré, gilet safran et chemise sable. Oserez-vous ?
AURALEE La routine beauté
La nouvelle génération de créateurs japonais, quand elle joue moins la carte de l’exubérance ultracréative de ses aînés, reste braquée sur la qualité des matières à l’image de Ryota Iwai, fondateur d’Auralee, qui veut parler aux citadins qui prennent soin de leurs nippes. Les mannequins garçons et filles sortent de chez eux, reviennent de chez le teinturier (leurs vêtements propres sous le bras) ou du bureau, et c’est cette routine du quotidien qui inspire Ryota Iwai. On aime beaucoup la simplicité de l’ensemble, les matières donc choisies avec grand soin (veste en tweed, pantalon en toile de parachute, parka en duvet), l’irruption d’une couleur qui tranche (une cravate turquoise avec un blouson de cuir marron, un pull vert anis marié à une veste de travail beige, ou le col d’un polo rouge vif sous un survêtement grège) et la décontraction qui se dégage de ce tableau, symbolisée par une collaboration avec New Balance et son modèle phare 990v4.
Marie Ottavi