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Pour les artistes, le choix de leur tenue vestimentaire est essentiel. Pour être cohérent avec leur production mais aussi, à l’heure des réseaux sociaux, pour définir leur singularité et une partie de leur identité.
«Dès le début de ma carrière, j’ai compris qu’il fallait que j’aie une image forte, qu’un langage passe par mes vêtements et que ceux-ci aient leur énergie propre, leur liberté. Cela s’apparente pour moi au plaisir du jeu, à la permission d’amplifier ma personnalité, à susciter de la curiosité. Et c’est aussi un autre niveau de lecture que tu envoies aux gens par rapport à ce que tu fais». Pierre Lapointe, dandy québécois, adulé dans son pays et jouissant à chaque album d’une croissante fan base en France, a fait du look un élément de sa communication. Au même titre que sa musique, entre chanson française dans la pure tradition et pop avant-gardiste, et il ne s’interdit aucune audace, capable d’extravagances autant que d’un raffinement aux coupes originales sur scène. «Etre artiste, c’est être sensible aux couleurs, aux matières. Le style vestimentaire influence aussi ta manière de te tenir pendant le spectacle. Ce n’est pas forcément la mode qui m’intéresse mais les créateurs. Quand je vais chercher des vêtements faits par eux, j’ai l’impression d’ajouter un collaborateur supplémentaire».
Il y a cinq ans, lors l’exposition "Déshabillez-moi" au Centre National du Costume de Scène, deux salles entières étaient consacrées au chanteur M où se côtoyaient des tenues par dizaines dont la fameuse redingote rose fuchsia, perruques méphistophéliques ou autres lunettes customisées. Matthieu Chedid est aussi de ceux qui ont vite saisi que l’habit pouvait faire le moine. Comme autrefois Bootsy Collins et Prince, légendes fantaisistes du funk. Comme Bowie, sublime et incomparable caméléon. Et d’autres mythologies populaires : la ceinture de bananes de Joséphine Baker, le combo perfecto bandana rouge de Renaud, la récurrence du noir chez Piaf, Gréco, Barbara, Hallyday, Bashung, le kitsch exacerbé des émissions des Carpentier, le gant pailleté et les chaussures blanches de Michael Jackson… Liste évidemment non exhaustive.
«Etienne Daho a fait une donation de sa garde-robe au Palais Galliera l’an dernier. Si on regarde ses visuels, ses pochettes, ses tenues de scène, ça dit à chaque fois quelque chose de l’époque. C’est le témoignage formidable d’un style pop rock assez unique et ça met l’accent sur son rapport boulimique à l’image et à son goût sûr», glisse Nathalie Noennec, longtemps directrice artistique spécialisée en identité visuelle chez Virgin et qui a rejoint au même poste, voilà quelques mois, le réputé label indépendant Tôt ou Tard (Vianney, Vincent Delerm, Shaka Ponk…). A l’écoute des artistes, elle apporte son expertise, se révèle force de proposition mais n’impose rien. «Chacun a un rapport familier ou distancié au look. Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a des artistes avec une élégance naturelle. On peut parler de l’allure folle de Benjamin Biolay, qui m’exprimait son désintérêt au départ pour le vêtement et qui a fini par l’incarner au fil de sa carrière. Ou Catherine Ringer, si libre qu’elle pouvait mélanger une pièce achetée aux puces avec une autre de Jean-Paul Gaultier. Quelqu’un comme Souchon, on peut dessiner sa silhouette avec son jean et sa chemise blanche relevée jusqu’au coude. Cela ne relève d’aucun calcul chez lui et pourtant il a fait des émules sans se rendre compte», égrène-t-elle.Au sein d’une ère numérique dominée par un déferlement d’images et une diffusion en temps réel, la question du choix de l’accoutrement s’érige en enjeu essentiel aussi bien dans le processus de création que dans l’approche scénique et les étapes promotionnelles. Se démarquer, être identifiable immédiatement résonne comme des injonctions pour la nouvelle génération.
«Ceux qui disent s’en foutre, je n’y crois pas. Ils peuvent n’y attacher aucune importance mais dans ce cas, c’est aussi une déclaration d’intention, indique l’attachée de presse Patricia Teglia. Quand Suzane a débarqué, elle avait déjà réfléchi à la façon de se présenter au public. Sa combinaison, c’est son outil de travail, sa sensibilité, sa façon d’allier le fond et la forme. L’image est un grand tout, Stromae en est le parfait exemple. Dès qu’on propose une promo, notre rôle est d’expliquer aux artistes le contenu, l’impact et la cible du média. On ne s’habille pas toujours de la même manière lorsqu’on fait une matinale à la radio et un Taratata en deuxième partie de soirée».A l’approche de la série de dates de son spectacle Bande magnétique aux Bouffes du Nord, le chanteur Raphael s’est déjà assuré que sa tenue colle parfaitement au dispositif scénique : «Je sais que le côté minéral et graphique de ce que je vais proposer impose le port du costume sur scène. Mettre un tee-shirt, ça gâcherait tout». Malgré son penchant peu prononcé pour le shopping («J’achète un pull et une chemise tous les deux ans»), l’auteur-compositeur-interprète, qui a beaucoup évolué et longtemps collaboré avec la créatrice de mode Agnès B, ne prend pas à la légère l’aspect vestimentaire dès que les lumières du plateau clignotent. «Dans un théâtre ou un Zénith, c’est essentiel parce qu’on travaille l’éclairage au millimètre, la scénographie. Il n’y a qu’en festival que c’est une démarche différente puisque tu peux passer en plein jour, tu as moins de temps et le public ne vient pas seulement pour toi. Là, tu peux venir en tee-shirt et en jean, ça marche quand même».
S’afficher volontairement débraillé, adopter un look coordonné aux musiciens, jouer sur le décalage avec le genre musical, se retrancher derrière un masque ou une grosse couche de maquillage, mettre l’accent sur un accessoire, le champ des possibles se révèle infini. Et puis, il y a ceux, comme le duo français Cabadzi, qui se calquent à chaque fois sur le propos du projet discographique. C’était notamment le cas en 2017 avec l’album Cabadzi X Blier, librement inspiré de l’univers cinématographique de Bertrand Blier. Quitte même à se rajouter une contrainte. «On vient du cirque contemporain et on aime la quête du spectacle complet. A partir de cet album, l’idée était de traverser le stylisme seventies des films de Blier. Pour un shooting photo, on met de côté l’aspect confort et on travaille vraiment à ce que tu veux raconter avec les fringues. Sur scène, il ne faut pas être entravé, mais se sentir à l’aise. Cela aurait été invivable de rester en manteau tweed tout le concert. On a donc pris le parti d’enlever les épaisseurs au fil de son avancée pour finir avec le marcel blanc du film les Valseuses», explique Lulu, moitié de ce duo hybride hip-hop. Et de préciser : «Peu importe la météo ou les conditions, on n’a jamais dérogé à la règle pendant toute la tournée.Il y a un côté sacralisation, on s’habille aussi pour se mettre dans un état précis. Je n’ai jamais porté dans la vie courante mes fringues de scène».
Pour ses deux derniers albums, Cabadzi s’est adjoint les services d’une styliste. Une pratique devenue omniprésente autant chez les artistes locomotives qu’en développement. On a vu, par exemple, Mathilde Fernandez, chanteuse du détonant tandem électro-lyrique Ascendant Vierge, collaboré avec Natalia de Assis. Ou les sensations Squidji et Joanna avoir recours à Samantha Gil qui s’occupe également des mastodontes Angèle et Damso. «Cela ne m’intéresse pas de travailler des esthétiques similaires, explique cette dernière.
Pour chacun, c’est comme une union et chaque artiste a l’envie d’être unique, singulier. Avec Angèle, on avance main dans la main, on échange constamment des références. L’important, ce n’est pas l’exercice mode mais de délivrer un message. Angèle, c’est celui d’être libre, multiple. Chez Damso, le stylisme n’est pas là pour prendre le pas sur ses morceaux. Dans mon travail, j’y vois beaucoup de psychologie puisque c’est lié au corps, donc à l’intime».
par Patrice Demailly
publié le 4 février 2022 dans le journal Libération
Crédits photos : photo 1 costume de scène de -M- créé par Agnès B. pour la tournée « Qui de nous deux » de 2003. La coiffe est de Gérald Portenart, réalisé pour la tourné « Mister Mystère » de 2009. (Florent Giffard)
photo 2 Le manteau vintage de Pierre Lapointe. (Kelly Jacob)
photo 3 Le perfecto d'Etienne Daho pour le Blitz Tour 2017. (Julien Vidal/Paris Musées. Palais Galliera)
photo 4 La chanteuse Suzanne (Audouin Desforges/Libération)