A lire : A Paris, le cinéma la Clef mis à la porte

Article d' Annabelle Martella poue le journal Libération du 2 Mars 2022.
Ce mardi, les forces de l’ordre ont évacué les occupants de ce cinéma associatif parisien, qui doit être revendu par le conseil social et économique de la Caisse d’épargne Ile-de-France. Colère et déchirement pour les cinéphiles et les défenseurs d’une culture indépendante.
Ça ressemble à une mauvaise fin de soirée. Le soleil se lève, ce mardi, sur la rue Daubenton, dans le Ve arrondissement de Paris, et les yeux de la foule sont embués de larmes, regardant, impuissante, la Clef, cinéma occupé depuis septembre 2019, se faire expulser manu militari par la préfecture de police. Autour du lieu, encerclé par des camions de CRS, se sont rassemblées à 6 heures du matin plus d’une centaine de personnes (étudiants, habitants du quartier, cinéastes etc.), restant pacifiques, voire timorées, face aux forces de l’ordre qui ont fait sauter la serrure du cinéma de quartier.
Les militants, qui projettent à prix libre longs métrages hors circuits, expérimentaux, classiques oubliés et toutes sortes de courts et documentaires pour sauver la dernière salle associative de la capitale, sont exfiltrés dans le calme, avec une bobine, un poster du Fond de l’air est rouge, film totem de la contestation signé Chris Marker, ou un siège de cinéma sous le bras. Dans une salle vide, Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda continue, imperturbable, sa course sur l’écran devant une dizaine de policiers qui cherchent encore si des cinéphiles sont restés tapis dans les allées. Mais plus personne.
A la fin du film, la Clef, propriété du conseil social et économique de la Caisse d’épargne Ile-de-France, qui espère en tirer 4 millions d’euros, est plongée dans le noir dans lequel l’avaient trouvé les premiers militants il y a plus de deux ans. Mais pour combien de temps ?
Coup de théâtre. Deux heures après l’expulsion, le groupe SOS, acquéreur du cinéma, se retire. Dans un communiqué, le mastodonte de l’économie sociale et solidaire dirigé par Jean-Marc Borello, délégué général adjoint de La République en marche, annonce, contre toute attente et après plus d’un an de tractation, ne pas renouveler sa promesse d’achat : «Nous pourrons participer à la construction du projet, à la condition qu’il soit un modèle de construction collective avec les acteurs publics (ville de Paris, région, Etat) et ceux du monde du cinéma qui souhaitent inventer l’avenir de ce lieu. Cette condition n’est pas aujourd’hui remplie.»
ZAD culturelle
Depuis le début, les occupants luttent contre le groupe, détenteur de près de 600 lieux, en écornant son image d’acteur associatif sur les réseaux sociaux et en relayant des articles sur leur patron, accusé d’agressions sexuelles, ou sur leur patrimoine immobilier. Selon eux, le modèle économique du géant pourrait mener à de la spéculation immobilière dans un Quartier latin désormais vitrifié dans le haut de gamme (12 560 euros en moyenne le mètre carré) et à une récupération de leur combat actuel à des fins marketings. Ce retrait inattendu serait donc une bonne nouvelle pour cette ZAD culturelle, à condition de pouvoir rassembler la somme nécessaire à l’acquisition du bâtiment, grâce au fonds de dotation de l’association (124 629 euros), possibles mécénats et partenariats avec les pouvoirs publics.
La mairie de Paris, contactée par Libération, renouvelle, quant à elle, son soutien aux militants sans pour autant le traduire en actes. Pas de réponse, du côté du ministère de la Culture. Vont-ils encore une fois laisser passer la chance de légaliser la situation, au risque de montrer que SOS est possiblement l’unique «sauveur» des lieux culturels en péril ?
Nicolas Froissard, porte-parole du groupe, joint par téléphone, déclare que le mastodonte n’est plus officiellement en course mais toujours prêt «à s’engager dans le projet en collaboration avec les autres acteurs» si aucune solution n’est trouvée.
«Nous sommes les seuls à pouvoir mettre 4 millions d’euros pour garder l’esprit de la Clef», réitère-t-il. Dans leur récent plaidoyer pour la culture, le groupe critiquait les institutions publiques labellisées, qu’il considère trop dépendantes des subventions (rappelons que le géant de l’ESS en dépend lui-même massivement) et qui ne parviendraient pas, selon eux, à attirer un public diversifié : «La majorité du budget culturel des collectivités locales et de l’Etat est consacrée aux subventions de fonctionnement de structures existantes, qui en dépendent en trop grande partie», ou encore «les lieux publics spécialisés et labellisés concentrent leur programmation sur un objectif d’excellence artistique, et se destinent à un public averti – délibérément ou non, les politiques de démocratisation de l’accès à la culture ne parvenant pas toujours à complètement changer cet état de fait», peut-on y lire.
Ainsi se présente-t-il comme une troisième voie possible, à cheval entre le privé et le public, qui permettrait notamment aux acteurs publics de se désinvestir, en leur externalisant leurs services.
En lutte contre ce modèle, «la Clef Revival» est devenue un symbole d’indépendance face aux logiques de concentration et d’ingénierie culturelle, rameutant un public varié, d’étudiants fauchés, d’artistes et de personnes âgées. En deux ans et demi, elle a réussi à mobiliser un large pan du cinéma français, au point d’être cité à plusieurs reprises comme un exemple à suivre lors de la cérémonie des césars, vendredi.
Le dernier mois de sa mobilisation, 7 000 personnes ont passé les portes de cette cinémathèque rêvée, assistant à des séances, des débats avec des réalisateurs (Leos Carax, Claire Denis, Céline Sciamma, Frederick Wiseman, Nadav Lapid, Wang Bing pour ne citer que quelques noms parmi une ribambelle d’invités) ou pour jouer à des jeux de société dans un café associatif improvisé où personne n’était prié de consommer. Grâce au prix libre et à l’autogestion, le collectif assure que leur modèle économique était viable, leur permettant notamment de remettre à jour les équipements du cinéma (15 000 euros d’investissement environ).
Les militants avaient rodé une nouvelle manière de diffuser des films, faisant la nique aux plateformes (Netflix, Amazon et consorts) et à certains commentateurs qui voient la salle comme un reliquat du passé.
Adieu le calendrier des sorties du mercredi et les places à 7 euros dans un parc parisien uniformisé en matière de programmation et de rythme d’exploitation des films. La Clef faisait sa propre actualité avec une programmation, sans logique de rentabilité, seulement motivée par le désir de ses bénévoles. La cinéphilie était à la portée de tous, la séance de cinéma toujours une fête. Un film n’y passait qu’une fois, faisant de chaque projection un événement à part entière, à l’heure où Internet a rendu presque tous les films «consommables», à la portée d’un clic.
En plus d’assurer une programmation quotidienne, il avait fondé un laboratoire de création, où des cinéastes émergents apprenaient à faire des courts et longs métrages en dehors des écoles prestigieuses et sélectives. En perdant le lieu où cette utopie est née, leur combat est-il voué à l’échec ? Le collectif assure que non, espérant toujours réintégrer le bâtiment grâce à des recours judiciaires, comme Mains d’œuvres avant eux, friche culturelle fermée pendant un an par l’ancien maire de Saint-Ouen, ou en le rachetant. Il organise une nouvelle mobilisation pacifique dès 18 heures, ce mardi. Le cinéma, lui, reste pour l’instant, plongé dans le noir et l’inconnu.
Et aussi :
Réactions
Expulsion du cinéma parisien la Clef: « C’était un de ces lieux qui donnent envie de vivre»
Comédiens et cinéastes qui soutiennent la cause du collectif «La Clef Revival» réagissent à l’évacuation de la salle auprès deLuc Chessel et Didier Péron pour Libération.
Arthur Harari, cinéaste : «La mairie et la ministre de la Culture sont aveugles aux enjeux»
«Est-il besoin de rappeler que la Nouvelle Vague est née de lieux comme la rédaction des Cahiers du cinéma et la Cinémathèque française. Il est évident qu’à la Clef, dans cette période d’occupation, de discussions, de programmations ouvertes, des jeunes sont entrés là et ont halluciné de l’ambiance et de l’effervescence autour de films, de documentaires, de courts métrages qui, pour une fois, ont été portés par autre chose qu’une exploitation commerciale ou patrimoniale. Des vocations sont nées, j’en suis sûr. C’est ahurissant que ni la mairie de Paris ni le ministère de la Culture n’aient été capables de soutenir le projet. Ils se complètent, ils sont aveugles aux enjeux, nuls et entièrement soumis aux intérêts privés de l’immobilier.»
Adèle Haenel, comédienne : «Ça a été écrabouillé par les forces du capitalisme»
«Il se passait quelque chose à la Clef. C’était la vie dans ce qu’elle avait de plus puissant, c’était l’art dans ce qu’il avait de plus flamboyant, c’était des files d’attente pour voir des films à 6 heures du matin, c’était des débats, des échanges, des rencontres, c’était des entrées à prix libre, c’était la passion, la lutte, la vie. C’était un rêve puissant, porté par des jeunes gens qui héritent d’un monde délabré et qui ont la force de se battre pour le réinventer. C’était un de ces endroits où l’énergie dégagée par l’engagement collectif crée l’émancipation individuelle. C’était un de ces lieux qui donnent envie de vivre. C’était. Comme tout ce qui est vivant, ça a été écrabouillé par les forces du capitalisme. On parle de démocratie, mais où est-elle quand tous les conflits sociaux sont réglés par l’usage de la force policière ? C’est une honte que la mairie de Paris ait laissé faire, c’est une honte que la préfecture ait donné l’ordre. Tout ça pour que quelques capitalistes puissent s’enrichir encore plus, accumuler encore plus, nous envoyer encore plus vite dans le mur. Le programme du capitalisme néolibéral est simple : rendre la vie invivable pour ensuite pouvoir nous la vendre morceau par morceau. Et ce jusqu’à sa destruction complète. Ouvrir des marchés ça s’appelle, et tant pis pour ceux qui ne peuvent pas acheter. Ça donne envie de hurler. Comment continuer à propager ce modèle de société aujourd’hui ? Comment les policiers peuvent continuer à appliquer les ordres pour nous forcer tous vers la catastrophe ? “C’est comme ça”, “on ne peut rien faire”, “c’est la loi”. Ce n’est pas la loi, c’est un modèle économique antidémocratique, qui s’appelle le capitalisme et qui doit être renversé. A tous les membres de la Clef, continuez à vous organiser et à lutter. Si le monde a un avenir, c’est uniquement grâce des activistes comme vous.»
Agnès Jaoui, cinéaste et comédienne : «Quand il se passe quelque chose, on l’annule, on le débranche»
«Cette expulsion de la Clef m’inspire de la tristesse. C’est un lieu qui était associatif depuis les années 80 que je connais bien, j’habite pas loin depuis mon enfance, j’y suis toujours allée bien avant l’occupation des lieux qui a cristallisé l’effervescence d’une nouvelle génération. On se plaint que les jeunes ne vont plus en salles et quand il se passe quelque chose, on l’annule, on le débranche. Alors que c’était hyper pro, avec de la programmation, des débats et une vraie convivialité, un truc humain, ça manque quand ça disparaît. Je veux croire qu’il y a toujours des solutions possibles maintenant que le groupe SOS a renoncé à l’achat.»
Damien Bonnard, comédien : «C’est le modèle unique qui s’impose»
«Je trouve assez fou qu’on tue dans l’œuf un projet associatif aussi séduisant qui ne soit pas un cinéma lambda mais un lieu de rencontre, d’échange avec des pensées nouvelles, dissidentes. On en a besoin pour se renouveler or une fois de plus, c’est le modèle unique qui s’impose.»