A lire : Dieux & rois : Alexander McQueen et John Galliano, grandeur et décadence
Pour la sortie du livre sur les deux couturiers, la critique du journal Libération par Sabrina Champenois (jeudi 2 mai 2024) :
McQueen et Galliano, mode cruelle
La journaliste américaine Dana Thomas réussit la biographie croisée des deux «enfants terribles» britanniques, surdoués torpillés par leur ego, leurs addictions et la mutation de l’industrie.
Les deux sont unanimement reconnus comme des génies. L’un s’est suicidé en 2010, à 40 ans. L’autre, 63 ans, est toujours d’active, directeur artistique de Maison Margiela où il continue àfaire des étincelles, mais il n’apparaît plus publiquement depuis son delirium antisémite au bar de la Perle en 2011. Alexander McQueen et John Galliano ont été un temps les tout-puissants de leur biotope, celui de la mode, mais ces êtres incandescents se sont consumés dans une industrie en pleine mutation, gagnée par des cadences et une pression infernales. C’est ce que restitue la journaliste américaine Dana Tomas, correspondante à Paris pour le New York Times et Vogue, dans Dieux & Rois : Alexander McQueen et John Galliano, grandeur et décadence. Cette biographie croisée offre un passionnant deux en un, success story et disaster story.
MILIEU HOSTILE
Autour de ces deux acteurs principaux à l’étoffe idéalement flamboyante, la journaliste américaine mêle récit chronologique, étude de personnalité et mise en perspective sectorielle. Les témoignages abondent, et ils ne sont pas seulement louangeurs, les anecdotes sont pléthoriques, les seconds voire troisièmes rôles sont soignés. Ce côté rouleau compresseur n’empêche pas le sentiment : tout en documentant les travers voire les «vices» de Galliano et McQueen, Dana Thomas souligne leur courage et leur ténacité, le plus souvent en milieu hostile. «Ils ont été sacrifiés sur l’autel du capitalisme.» Et combien la mode d’aujourd’hui carbure à tout autre chose. «Pas de poésie. Pas de cœur. Pas d’affres. Seulement des chiffres.» Un double requiem.
Au départ, il y a conte de fées, éclosion à partir d’origines modestes. Né à Gibraltar en 1960, John Charles Galliano est arrivé à Londres à 7 ans, dans le sillage de son père plombier qui voulait un meilleur avenir pour ses trois enfants. A l’école, John est bon élève mais détonne, «comme un petit lutin aux airs de gitan égaré dans un clan de bagarreurs pleins de taches de rousseur, […] il n’était pas trop masculin non plus, et il agrémentait volontiers son uniforme classique de mod shoes et d’une coupe Pompadour».
Lee Alexander McQueen a, lui, grandi dans l’East End : à la dure. «C’est là que Jack l’Eventreur avait sévi […] et que les Londoniens étaient venus faire les curieux devant Joseph Merrick, alias "Elephant Man". […] Selon Friedrich Engels, c’était ni plus ni moins "le plus grand et le plus misérable district ouvrier du monde"», rappelle Dana Thomas. D’origine écossaise, le père de McQueen était chauffeur de taxi, sa mère enseignante et fleuriste, il était le cadet de leurs six enfants. A l’école où il peinait hormis en art, Lee subissait aussi du harcèlement, surnommé «Queer Boy» ou «McQueer». Lui-même avait pris conscience de son homosexualité dès 6 ans. Violé à 11 ans par un homme de son entourage, il avait adopté l’armure de la brute épaisse, skinhead, mais lisait en douce des livres sur les robes.
GRAND HUIT
Les deux parias se sont épanouis et révélés à la St Martins School of Arts, pépinière très ouverte et transversale. Galliano l’a intégrée après le lycée, y a laissé le souvenir d’un étudiant «affreusement doué», bosseur acharné autant qu’abonné aux soirées privées et stupéfiantes du Taboo où il croisait notamment Boy George - «Cocaïne, poppers, MDMA, héroïne : tout y était», résume Dana Thomas. Passionné d’histoire, il s’est inspiré du mouvement royaliste éponyme français pour son défilé de fin d’études, «les Incroyables», qui a fait l’effet d’une détonation romantique. Alexander McQueen est, lui, entré à la St Martins quelques années plus tard, par la fenêtre : admis directement en second cycle après avoir travaillé, dès l’âge de 16 ans, auprès de différents tailleurs anglais et chez Romeo Gigli en Italie, trajectoire déjà révélatrice d’un penchant pour l’hybridation. Intitulé«Jack the Ripper stalks his victims»(«Jack l’Eventreur traque ses victimes»), son défilé de fin d’études a sidéré par sa puissance.
A la tête de leurs propres marques, Galliano et McQueen font le grand huit : leurs ambitions sont immenses, jusqu’à l’arrogance, leur ego à la fois fragile et démesuré les fait autant douter que tout tenter, comme une robe en film étirable (McQueen), et déconnecter du réel (Galliano qui découvre avec stupeur que les gens marchent en baskets). Ils s’épuisent en travail, en angoisse et en excès (alcool, sexe, drogues), malmènent leur entourage, essorent leurs financiers. Mais leur créativité est extraordinaire, et, applaudis ou étrillés, leurs collections et leurs défilés grandioses sont des aiguillons, changent la donne de la mode. Si bien qu’ils fascinent, qu’une étudiante persiste à partir en stage chez McQueen malgré cet avertissement : «Ecoute, si ça se trouve, tu vas devoir nettoyer un gode plein de merde.» Si bien que l’un après l’autre sont logiquement repérés par Bernard Arnault, master & commander de LVMH. Dana Thomas retrace : «Reprenant le modèle économique élaboré part la famille Wertheimer du temps du recrutement de Karl Lagerfeld en 1982 pour moderniser Chanel, il voulait "rafraîchir" ses vieilles maisons croulantes et en faire des marques mondiales cotées en milliards de dollars. Mais, pour y arriver, il lui fallait de jeunes designers dynamiques.»
Galliano sera le premier, nommé chez Givenchy puis Dior - et alors McQueen le remplacera chez Givenchy. Faire partie de l’écurie LVMH est la garantie d’un gros chèque nécessaire à la survie de leurs propres marques, de conditions de travail luxueuses et d’une exposition à nulle autre pareille. Dana Thomas décrit des créateurs pris en étau, sous pression et bientôt en perdition, suicidaires, imprévisibles, ingérables. «Pire que d’être gladiateur», dira McQueen à propos de ses quatre ans chez Givenchy, quand il aura rejoint l’ennemi, le groupe PPR. Il se suicidera peu de temps après la mort de sa mère, retrouvé pendu à une tringle et les poignets entaillés. John Galliano, lui, s’autodétruira par l’alcool, avec retour au statut de paria. Depuis, le rythme de la mode s’est encore accéléré.
Dana Thomas Dieux & Rois : Alexander McQueen et John Galliano, grandeur et décadence Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Etienne Gomez, Editions Séguier, 672 pp, 24,90 € (ebook : 16,99 €).
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- Dana ThomasAuteure et journaliste, spécialiste de la mode, Dana Thomas écrit pour le New York Times. Elle a également publié plusieurs ouvrages, dont l’enquête Luxe & Co (Les Arènes, 2008), à l’origine de la série Luxe, la fabrique du rêve (2022). (lire l'article de l'AFCCA)