A lire : "S’habiller en politique, les vêtements des femmes au pouvoir. 1936-2022"
Autrice de "S’habiller en politique, les vêtements des femmes au pouvoir 1936-2022", Sophie Lemahieu pointe une lente évolution, malgré le conservatisme protocolaire et l’attachement du citoyen à une certaine solennité.
Son livre décrypte avec minutie la pression particulière qui pèse sur les femmes politiques françaises en termes de vêtements.
Entretien avec Sophie Lemahieu, historienne de la mode, enseignante à l’Ecole du Louvre et régisseuse des costumes de la Comédie-Française, par Sabrina Champenois publié le 19 février 2022 dans le journal Libération :
- S’habiller reste-t-il toujours aussi périlleux pour les femmes politiques ?
Oui, et peut-être même plus compliqué que dans les années 30, dans le sens où la garde-robe féminine est désormais bien plus variée. Mais j’ai l’impression que depuis dix ans, la situation s’améliore très doucement, qu’une partie des jeunes femmes politiques qui sont au gouvernement ou au Parlement essaient de s’habiller comme elles le souhaitent, tout en restant dans une certaine convenance. Et j’ai le sentiment que MeToo a entraîné des changements, notamment dans la réaction des femmes aux commentaires que peut susciter leur physique, leur apparence, leurs vêtements. Aujourd’hui, elles ont moins de mal à rétorquer. Par exemple, quand, en 2012, Cécile Duflot essuie sifflets, huées et commentaires à l’Assemblée nationale en raison de sa robe, elle dit juste : «Mesdames, messieurs les députés, mais surtout messieurs visiblement…» Et après, elle n’en parle plus pendant plusieurs années. Je pense qu’aujourd’hui, la ministre en question fustigerait les auteurs de ces comportements. Cela dit, cet épisode reste récent, et était déjà stupéfiant à l’époque, donc on ne sait jamais…
- Pourquoi discrétion et modestie restent-elles cardinales ?
En sortir, c’est toujours prendre un risque. On voit bien, notamment, que dès qu’il semble qu’il y a une trop grande proximité avec le luxe, ça porte à conséquence. C’est le cas de Rachida Dati, par exemple. Elle a été considérée à un moment donné hors des réalités financières de la population française, notamment en raison de cette couverture de Paris Match où elle posait en robe Dior. Cela dit, cette exigence s’applique aussi aux hommes. Régulièrement, au cours des dernières décennies, des articles interrogent le prix des costumes. D’ailleurs, François Hollande avait clairement annoncé que les siens ne seraient pas faits sur mesure, qu’il se contenterait de demi-mesure − des modèles standardisés retouchés… ce qui, finalement, a pu lui être reproché : on a souvent dit de lui à ce moment-là qu’il était mal fagoté. Les hommes politiques ont l’avantage que leur apparence soit traditionnellement très sobre et très uniforme, elle offre moins de détails qui peuvent attirer l’œil, suggérer une trop grande frivolité, un trop grand goût du luxe.
- Les citoyens posent un regard conservateur sur l’apparence des politiques…
Oui, parce qu’il y a l’enjeu de la représentation : il faut être digne de représenter un électorat ou une population, une fonction haute. On le voit, par exemple, avec la cravate. Depuis quelques années, quelques hommes politiques s’en passent, et c’est très commenté alors même que cet élément n’a plus d’utilité dans le costume masculin. Il en avait quand les chemises étaient dépourvues de boutons pour former les cols, ou quand les cols étaient séparés des chemises. Aujourd’hui, ce n’est vraiment qu’un accessoire. Mais la cravate demeure un signe de dignité, de sérieux, de la solennité du pouvoir.
- Comment expliquer que le jean reste mal vu à l’Elysée ou à l’Assemblée ?
Le jean est accepté quand les femmes et hommes politiques sont sur le terrain : il leur donne un côté dynamique, terre à terre, conscient de la vie «normale», de tout un chacun. En revanche, dans les institutions, ce vêtement qui est initialement un symbole de jeunesse et de rébellion reste une difficulté. J’ai quand même retrouvé des images récentes de femmes politiques venant en jean au Conseil des ministres, mais leurs jeans étaient sobres, pouvaient passer pour des pantalons. Et ce n’était jamais le jour de la photographie du gouvernement. Mais cela peut changer : on voit bien qu’il y a toujours un décalage entre les évolutions du vestiaire et leurs intégrations dans le vestiaire politique. C’est ce que prouve notamment le cas du pantalon féminin, qui courait la rue depuis 1960 mais a mis quinze ans à être admis pour les femmes politiques.
- Que diriez-vous des candidates à la présidentielle actuellement en campagne ?
Ce n’est clairement pas du tout le moment de prendre des risques sur leur apparence, qui pourraient desservir leurs discours. Elles adoptent globalement toutes la même stratégie vestimentaire, le tailleur-pantalon, hormis à l’extrême gauche, qui se permet plus de décontraction. Anne Hidalgo s’autorise aussi plus de variété et plus de spontanéité, mais cela pourrait être lié au fait qu’elle est maire de Paris, une capitale de la mode.
Et aussi :
Les femmes politiques scrutées sous toutes les coutures par Sabrina Champenois publié le 19 février 2022 dans le journal Libération.
Encore aujourd’hui, une pression particulière pèse, en matière de choix vestimentaires, sur les femmes qui briguent ou exercent le pouvoir. Un livre décrypte le cas français, depuis les années 30 :
C’était le 30 janvier, au JT de TF1. Yannick Jadot, le candidat écologiste à la présidentielle, portait une cravate. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour les commentateurs politiques, ça veut dire beaucoup : l’accessoire bleu nuit (noué sur une chemise blanche et porté avec une veste cobalt) a illico déclenché interrogations et analyses. Ce qui est évident : adopter cette cravate répond à une volonté d’avoir l’air présidentiable − sous-entendu sérieux, responsable, respectable. Mais jusqu’ici, tous les prétendants verts y allaient col ouvert. N’est-ce pas vouloir sacrifier à tout prix aux codes classiques de la représentation politique ? L’écologie est-elle compatible avec la cravate, en somme ? Interrogé à de nombreuses reprises sur ce new-look, Jadot a notamment expliqué, sur RTL : «Je suis beaucoup sur le terrain où vous rencontrez beaucoup de Français et il y en a certains qui vous disent : “J’aime beaucoup ce que vous dîtes. […] Mais, pour nous, la fonction présidentielle a besoin d’une cravate.” […] Je n’ai pas envie d’être disqualifié pour un vêtement quand l’enjeu ce sont les idées et de changer le climat.»
«Je n’ai pas envie d’être disqualifié pour un vêtement» : la formule peut sembler excessive − la course à la présidentielle ne saurait tenir à l’apparence, tout de même. Mais c’est alors omettre à quel point l’image demeure, en politique, hyperbalisée. Des exemples récents comme l’avalanche de commentaires provoquée par les lunettes amadouantes d’Eric Zemmour ou la barbe blanchissante d’Edouard Philippe, ou encore les décryptages des tenues d’Emmanuel Macron (son tee-shirt noir à logo mystérieux lors de son intervention pro-vaccination sur TikTok en août, son blouson aviateur de Redskins, son short et ses crampons, entre autres) confirment que le personnel politique est constamment scanné, comme l’analyse François Hourmant dans un récent livre (1). Le professeur en sciences politiques souligne néanmoins que les femmes sont particulièrement scrutées, et souvent avec sexisme. Historienne de la mode, enseignante à l’Ecole du Louvre dont elle est diplômée en histoire de la mode et en anthropologie, Sophie Lemahieu enfonce bien ce clou avec S’habiller en politique, les vêtements des femmes au pouvoir 1936-2022, qui retrace, décortique, illustre cette pression particulière (2).
Prenons le mal par la racine : il ne faudrait pas oublier, rappelle d’emblée Sophie Lemahieu, que les femmes n’ont été en France que tardivement, lentement et difficilement admises dans le cercle politique. «Les premières sous-secrétaires d’Etat sont nommées en 1936 (alors qu’elles n’ont toujours pas le droit de vote), mais les femmes restent extrêmement rares au gouvernement et au Parlement jusqu’aux années 70, et il faut attendre 1991 pour qu’une femme [Edith Cresson, ndlr] devienne Première ministre en France.» Entrées quasiment par effraction, les femmes ont dû se créer des codes vestimentaires, quand les hommes qui «détiennent le pouvoir depuis des siècles sans réel partage […]» ont les leurs depuis des lustres : «Un costume sombre, composé d’une veste et d’un pantalon coordonnés, additionnés d’une chemise, et, la plupart du temps, d’une cravate.»
«Codes traditionnels»
Vu la diversité exponentielle du vestiaire féminin, le champ des possibles est, théoriquement, immense. Or, rien du tout : encore aujourd’hui, la femme politique, surtout quand elle exerce une responsabilité, doit rester dans certains clous, ne pas bousculer la doxa implicite et comme immuable qui colle à ce type de fonction, avec la sobriété et la modestie pour piliers… tout en restant «féminine» − au risque de se voir, sinon, reprocher un virilisme déplacé, agressif. Cela dit, des progrès ont eu lieu, à commencer par la validation du pantalon, notamment grâce à Michèle Alliot-Marie : en 1972, alors qu’elle est conseillère au ministère des Affaires sociales (et que le pantalon féminin court les rues depuis bien dix ans), «les huissiers ne veulent pas laisser entrer cette femme qui, par son vêtement, rompt avec les codes traditionnels de son genre dans un milieu aussi protocolaire que l’hémicycle, écrit Sophie Lemahieu. La jeune femme leur aurait répondu : “Si c’est mon pantalon qui vous gêne, je l’enlève dans les plus brefs délais”, avant d’obtenir finalement le droit d’accéder à son lieu de travail».
Le pantalon est l’un des meilleurs amis de la femme politique, souligne l’historienne. Il lui permet notamment d’échapper à la malédiction du collant filé ou troué, vu comme le signe d’une «négligence impardonnable». Parmi les traumatisées, on trouve Roselyne Bachelot, qui «s’arrange pour toujours laisser une paire de collants supplémentaire dans sa voiture». Edith Cresson, qui a essuyé de sacrés plâtres en tant que première Première ministre, en a fait amèrement les frais. A la suite d’un accident de voiture et d’opérations, ses genoux étaient marqués par des cicatrices. Elle a continué à porter des jupes. «Les photographes, raconte-t-elle à Sophie Lemahieu, se couchaient par terre quand je sortais de ma voiture pour photographier mes collants soi-disant filés.» On comprend dès lors le pragmatisme d’Alliot-Marie, qui, première femme nommée à la Défense, y va en mode commando, pantalon toute : «Il lui confère une apparence masculine qui participe d’une certaine façon à invisibiliser le fait d’être une femme.» «MAM» ne se réautorisera le tailleur-jupe que bien installée dans la fonction.
«Prouver sa polyvalence»
Mais affirmer sa féminité peut aussi être une arme de communication et de politique, choisie par exemple par Ségolène Royal lors de la campagne présidentielle de 2007, avec des audaces mémorables. Sophie Lemahieu pointe aussi le cas bien précis de la femme politique enceinte : «Etonnamment, la mode rend plus aisée la grossesse des femmes politiques contemporaines. […] Aujourd’hui, il est attendu d’une femme enceinte qu’elle soit épanouie, et les vêtements proposés par les boutiques spécialisées mettent en valeur ses nouvelles formes. […] En exposant leur grossesse et en accentuant par leurs vêtements leurs nouvelles formes, les ministres se positionnent dans une double habilitation : non seulement elles tiennent leur rôle ministériel, mais on peut aussi déjà les associer à leur fonction future de mère. Etre enceinte devient un atout pour prouver sa polyvalence.» Ségolène Royal, Nathalie Kosciusko-Morizet et Rachida Dati sont autant d’exemples de grossesses mises en scène, quoique différemment. Dati a choqué en warrior de retour aux affaires, sur stilettos, à peine cinq jours après son accouchement par césarienne. «Ce faisant, elle semble nier les difficultés du corps après une opération.» Maîtriser son corps est nécessaire, oui mais pas trop, au risque d’être accusée de le martyriser.
Dans le même temps, Sibeth Ndiaye s’est vu reprocher une décontraction jugée excessive quand elle était au gouvernement. «Dès la passation de pouvoir, les critiques pleuvent sur les réseaux sociaux : la coiffure de la porte-parole est jugée négligée. En réalité, c’est sans doute la grande visibilité que fournit le nappy qui dérange : les cheveux crépus [portés ainsi, au naturel, ndlr] prennent de l’espace et donnent de la hauteur, ils sont repérables dans l’espace public.» Pas assez discrète, Sibeth Ndiaye, qui, en plus, est adepte des couleurs et des motifs qui claquent. C’est de fait la grande force du livre : pléthore d’exemples à l’appui (dont, bien sûr, la robe Dior et les collants résille de Dati en couverture de Paris Match en 2007 ou la fameuse robe de Cécile Duflot à l’Assemblée nationale en 2012), Sophie Lemahieu prouve que l’habillement met la femme politique en position d’équilibriste. Contrairement à l’homme, elle ne peut se fier à aucune tradition en la matière : c’est une liberté, mais casse-gueule. De la coiffure à la couleur d’une veste, de la hauteur de ses chaussures au prix de ses bijoux, de ses collants aux motifs de ses robes ou de ses jupes, le moindre détail peut susciter raillerie voire polémique – phénomène démultiplié par les réseaux sociaux. Et s’entourer de conseillers ne garantit pas à l’acrobate un filet de sécurité sans faille.
(1) Pouvoir et Beauté, le Tabou du physique en politique, PUF, 304 pp., 22 €. Commander.
(2) Edité par le Musée des Arts décoratifs, en partenariat avec l’Ecole du Louvre, 160pp, 35€. Commander.
photos : 2 Ségolène Royal en 2007. (Bertrand Guay/AFP)
3 French Minister for Equality of Territories and Housing, Cecile Duflot adresses to MPs during the weekly session of questions to the government at the National Assembly on July 17, 2012 in Paris. (Bertrand Guay/AFP)